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S'accommoder de son destin

Voilà une chose qui était au cœur même des traditions germano-scandinaves. Le « destin » est une notion très complexe. Parmi les nombreux termes qui évoquent l'idée du destin, il y a l'Ørlög. Il est la destinée inévitable de l'univers, à laquelle même les divinités sont soumises. Il est d'ailleurs dit dans le poème la Völuspá que les trois Nornir (Urðr, Verðandi et Skuld) gravent l'Ørlög au pied d'Yggdrasillr. À noter qu'elles ne « tissent » pas le Wyrd, comme nous le voyons malheureusement si souvent écrit sur internet. Les Nornir gravent le destin des hommes et du monde, sur des morceaux de bois.

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De là viennent des jeunes filles

En grande quantité connaissantes

Trois hors de leur mer

Qui dessous un pin se tient debout ;

Urðr est appelée l’une,

L’autre Verðandi ,

Elles grattaient sur une plaquette de bois -

Skuld la troisième.

Elles fixaient les lois

Elles les vies choisissaient

Des enfants de l’humanité,

L’örlog des humains.[1]

 

Qui sont ces trois Nornir, ces trois jeunes filles aux grandes connaissances ? La première Urðr, représente la somme de toutes les actions déroulées. Non pas nos actions personnelles, mais celles de l'humanité entière. Elle est cette suite d'événements qui à chaque fois en a entraîné un autre et qui ne pouvait pas être autrement de par la loi de cause à effet. Verðandi, elle, représente ce qui est entrain d'évoluer. Elle est la transformation due à cette suite d'événements passés. Quant à Skuld, elle représente ce qui ne peut être évité. Une suite d'événements donne lieu à une évolution et arrive inévitablement vers un autre événement futur.

C'est pourquoi, les trois Nornir ne peuvent pas être associées simplement au passé, au présent et au futur, comme nous le voyons souvent sur le web. Leur fonction est bien plus complexe que cela et elles ne peuvent pas être figées dans un temps donné. De même, et pour les mêmes raisons, la comparaison avec les Parques grecques n'est pas forcément pertinente.[2]

 

Ainsi, une fois les fonctions des Nornir définies, nous comprenons que le « destin » ou bien l'Ørlög était quelque chose d'inévitable auquel nous ne pouvions pas échapper. De là, quelle réaction avoir face à ce que l'on ne peut pas contrôler ? Tout d'abord, de ne pas nous en inquiéter. En effet, il est vain de nous soucier des choses que nous ne pouvons pas contrôler. Rien ne sert de ruminer ; cela est une perte de temps.

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Le sot

Veille toute la nuit,

Réfléchissant à tout et à rien ;

Aussi est-il épuisé

Quand vient le matin :

Toute peine est restée ce qu'elle était.3

 

Il est intéressant de voir comme cette strophe du Hávamál, ressemble à ce passage de Sénèque dans ses Lettres à Lucilius : « « Il est nuit : tout s'endort dans un profond repos » : c'est une erreur ! Nul repos n'est profond à part celui que la raison sait établir : la nuit nous ramène nos déplaisirs, elle ne les chasse point ; elle nous fait passer d'un souci à l'autre. Même quand nous dormons, nos rêves sont aussi turbulents que nos veilles. La vraie tranquillité est celle où s'établit la conscience bonne. »[4] S'inquiéter de ce qui va ou pourrait se produire, ne sert à rien. Mais alors, comment appréhender les choses, puisque nous ne pouvons pas les contrôler ? Que ce soit dans le Hávamál, ou bien dans le stoïcisme, la réponse est là même : Nous devons contrôler notre jugement vis-à-vis du destin. Puisque cela doit arriver, alors nous ne devons pas le craindre mais l'accepter. La seule chose de « mauvais » est notre jugement sur ce qui arrive. Alors, nous devons avoir un jugement de sorte que ce qui arrive soit bon. Ainsi, si nous ne craignons pas ce qui doit arriver, nous serons apte à écouter la raison et à vivre pleinement notre vie et notre destin. « Ne demande pas que ce qui arrive, arrive comme tu veux. Mais veuille que les choses arrivent comme elles arrivent, et tu seras heureux. »[5] disait Épictète dans son Manuel. Il faut faire la distinction entre ce qui dépend de nous et ce qui n'en dépend pas. Or, toutes les choses extérieures ne dépendent pas de nous. La seule chose dépendant de nous, est notre jugement envers les choses extérieures. Marc Aurèle également, nous conseillait d'aimer ce qui nous arrive. J'aime d'ailleurs particulièrement sa métaphore avec le feu, pour nous expliquer comment nous devons nous approprier les événements : « Mais un feu ardent a vite fait de s'approprier ce qu'on y ajoute ; il le consume et, de par ce qu'on y jette, il s'élève plus haut. »[6] Ainsi, nous devons accepter les événements qui nous arrivent afin d'en devenir plus grand.

 

Si nous devons nous accommoder de notre destin, il en va de soi, que nous devons également accepter la mort et ne pas en avoir peur. La mort n'était d'ailleurs pas quelque chose de craint chez les germano-scandinaves. Tant de fois, nous pouvons lire dans les sagas, des héros qui courent vers une mort certaine sans en avoir peur, ou bien, des héros qui affirment l'attendre sans peur. Dans la saga d'Egill Skallagrímsson par exemple, ce dernier, après la perte de son fils, souhaite se laisser mourir dans une pièce plongée dans le noir. Mais sa fille lui demande avant cela d'écrire un poème en hommage à son frère décédé. Alors, Egill déclame son magnifique poème Sonatorrek (perte irrémédiable des fils). À la fin du poème, Egill réalise le don que Óðinn lui a donné, celui de l'art scaldique, et il termine en déclamant que désormais, il attend la mort, joyeux.

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Je suis d'humeur sombre,

La proche parente

De l'ennemi d'Odin

Se dresse sur le promontoire.

Néanmoins je veux

Attendre Hel,

Joyeux, sans mauvais vouloir

Et sans regret.[7]

 

Cette fin exprime son souhait de vouloir continuer de vivre et d'attendre la mort, joyeux et sans regret. Cette fin est d'ailleurs similaire à la fin du poème que récite Ragnarr Loðbrók lorsqu'il réalisa qu'il allait mourir : « Maintenant j'ai hâte d'en finir, elles m'appellent, les Dises qu'Odinn m'a envoyées depuis la halle de Herjan. Joyeux, je vais sur le haut siège boire la bière avec les Ases ; tout espoir de vie a disparu, en riant je mourrai. »[8] Et ces deux poèmes font également écho au conseil que Óðinn nous donne dans le Hávamál :

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Silencieux et pensif

Faudrait que fût le fils du chef,

Et hardi au combat ;

Joyeux et content

Faudrait que chacun fût

Jusqu'à ce que mort vienne.[9]

 

La mort fait partie de l'Ørlög ; elle est inévitable. Les germains que décrivaient Tacite, ne la craignaient pas. Plutôt que d'en avoir peur, mieux vaut vivre en usant de notre raison. Et comme le disait Sénèque : « j'attends la mort, rassasié de mes jours. »10

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1Traduction de Yves Kodratoff

2J'invite le lecteur à lire les travaux de Yves Kodratoff sur la Völuspá, dans lesquels il décrit de façon approfondit la fonction des trois Nornir. Ses travaux n'ont pas été publiés en version papier, mais sont, aux dernières nouvelles, toujours accessibles sur le site d'Academia.

3Hávamál, strophe 23, Régis Boyer, p. 173

4Traduction de Joseph Baillard

5Traduction de Mario Meunier

6Traduction de Mario Meunier

7Saga d'Egill Skallagrímsson, traduction de Régis Boyer

8Saga de Ragnarr Loðbrók, traduction de Régis Boyer

9Hávamál, strophe 15, Régis Boyer

10Lettres à Lucilius, traduction de Joseph Baillard

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