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Le sacrifice dans la mythologie grecque

Extrait de l'ouvrage L'univers, les dieux, les hommes de Jean-Pierre Vernant

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Une partie d'échecs


Les dieux et les hommes sont rassemblés comme à l'ordinaire. Zeus est là aux premières loges et il charge Prométhée de faire la répartition. Comment celui-ci va-t-il procéder? Il amène un grand bovidé, un taureau superbe, qu'il abat puis découpe. De cet animal, il fait deux parts et pas trois. Chacune de ces portions, telle qu'elle a été préparée par Prométhée, va exprimer la différence de statut entre dieux et hommes. C'est-à-dire, sur la frontière de la découpe, va se dessiner celle qui sépare les hommes des dieux.


Comment Prométhée agit-il ? Comme on le fait dans le sacrifice ordinaire grec : la bête est abbatue, la peau enlevée, puis commence la découpe. En particulier, une première opération consiste à dénuder entièrement les os longs, les os des membres antérieurs et postérieurs, les ostea leuka, que l'on découpe pour qu'il n'y ait plus de viande dessus. Une fois ce travail accompli, Prométhée rassemble tous les os blancs de la bête. Il en fait une part et enveloppe cette portion d'une mince couche de blanche graisse appétissante. Voilà le premier paquet constitué. Ensuite, il prépare un second paquet. Dans celui-ci, Prométhée place tous les krea, les chairs, tout ce qui se mange. Cette chair comestible de l'animal est enveloppé dans la peau de la bête. Ce paquet, avec la peau qui englobe toute la nourriture mangeable de la bête, est placé à son tour dans la gaster de l'animal, dans l'estomac, la panse visqueuse, laide, déplaisante à voir du boeuf.


CC/Jastrow - Sacrifice d’un porc en Grèce Antique, Epidromos 5e siècle AEC, Musée du Louvre, Paris


Ainsi se présente cette répartition : d'une part, de la blanche graisse appétissante entourant seulement des os blancs, nus, et, d'autre part, une panse peu ragoûtante avec à l'intérieur tout ce qui est bon à manger. Prométhée présente ces deux parts sur la table devant Zeus. Suivant le choix de ce dernier se dessinera la frontière entre les hommes et les dieux. Zeus regarde ces parts et dit : "Ah! Prométhée, toi qui es si malin, si fourbe, tu as fait un partage bien inégal." Prométhée le regarde avec un petit sourir. Zeus, bien sûr, a vu d'avance la ruse, mais il accepte les règles du jeu. On lui propose de choisir le premier, ce qu'il accepte. Avec un air tout à fait satisfait, il prend donc la part la plus belle, le paquet de blanche graisse appétissante. Tout le monde le regarde, il défait le paquet et découvre les os blancs complétement dénudés. Zeux pique alors une rage épouvantable contre celui qui a voulu le duper.


Au terme de ce premier épisode du récit se trouve fixée la façon dont les hommes entrent en rapport avec les dieux, par le sacrifice, comme celui que Prométhée a accompli en débitant la bête. Sur l'autel, en dehors du temple, brûlent des aromates, qui dégagent une fumée odorante, puis on y dépose les os blancs. La part des dieux, ce sont les os blancs, enduits de graisse brillante, qui montent vers les cieux sous forme de fumée. Les hommes, eux, reçoivent le reste de la bête, qu'ils vont consommer soit grillé, soit bouilli. [...] Les hommes dorénavant doivent manger la viande des animaux sacrifiés et envoient vers les dieux leur part, c'est-à-dire la fumée odorante.



Cette histoire est étonnante puisqu'elle semble indiquer que Prométhée a pu duper Zeus, en donnant aux hommes la bonne part du sacrifice. Prométhée offre aux hommes la part mangeabe, camouflée, cachée sous une apparence immangeable, répugnante, et, aux dieux, la part non comestible, enveloppée, cachée, dissimulée sous l'apparence d'une graisse appétissante et lumineuse. Dans sa répartition, il opère de façon mensongère puisque l'apparence est un faux-semblant. Le bon se dissimule sous le laid et le mauvais emprunte l'aspect du beau. Mais a-t-il réellement donné aux hommes la meilleure part ? Là encore, tout est ambigü. Certes, les hommes reçoivent la partie comestible de la bête sacrifiée, mais c'est que les mortels ont besoin de manger. Leur condition s'oppose à celle des dieux, ils ne peuvent vivre sans se nourrir continuellement. [...] Ce qui définit les humains, c'est qu'ils mangent le pain et la viande des sacrifices, et qu'ils boivent le vin de la vigne. Les dieux n'ont pas besoin de manger. Ils ne connaissent ni le pain, ni le vin, ni la chair des bêtes sacrifiées. Ils vivent sans se nourrir, n'absorbent que de pseudo-nourritures, le nectar et l'ambroisie, des nourritures d'immortalité. La vitalité des dieux est donc d'une autre nature que celle des hommes. [...] Autrement dit, dans la répartition opérée par Prométhée, la part la meilleure est bien celle qui, sous l'apparence la plus appétissante, cache les os dénudés. En effet, les os blancs représentent ce que l'animal ou l'être humain possède de véritablement précieux, de non mortel; les os sont imputrescibles, ils forment l'architecture du corps. La chair se défait, se décompose, mais le squelette représente l'élément de constance. Ce qui n'est pas mangeable dans la bête, c'est ce qui n'est pas mortel, l'immuable, ce qui, par conséquent, s'approche le plus du divin. Aux yeux de ceux qui ont pensé ces histoires, les os sont d'autant plus importants qu'ils contiennent la moelle, ce liquide qui, pour les Grecs, est en relation avec le cerveau et aussi avec la semence masculine. La moelle figure la vitalité d'un animal dans sa continuité, à travers les générations, elle assure la fécondité et la descendance. Elle est le signe qu'on n'est pas un individu isolé mais porteur d'enfants.


Ce qui est finalement offert aux dieux à travers la mascarade qu'invente Prométhée, c'est la vitalité de la bête, alors que ce que reçoivent les hommes, la viande, ce n'est que de la bête morte. Les hommes doivent se repaître un morceau de bête morte; le caractère de mortalité qui les marque par ce partage est décisif. Les humains sont dorénavant les mortels, les éphémères, contrairement aux dieux qui sont les non-mortels. Par cette répartition de la nourriture, les humains sont donc marqués du sceau de la mortalité, alors que les dieux, les sont du sceau de la pérennité. Ce qu'a très bien vu Zeus. "


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